L’angoisse du gardien des libertés au moment du penalty
Par Eolas le jeudi 23 octobre 2008 à 02:24 :: Magistrats en colère :: Lien permanent
Par Alex, juge de tribunal correctionnel
J’ai revêtu mon maillot noir à simarre[1] et suis revenu sur le terrain, pour la séance de tirs au but. Je mets mes gants, et me place dans mon but. La liste est arrêtée, il y aura quarante tireurs cet après-midi, la séance sera longue pour le gardien des libertés individuelles...
Face à moi s’avance un prévenu. Je l’ai déjà rencontré, ou pas. Je sais quelles sont ses manies, ses trucs, ou pas. J’ai quelques informations sur son passé, mais jamais je n’ai eu la chance de pouvoir disposer de toutes les vidéos de ses tirs au but. Pas les moyens, pas le temps: à chaque audience, ce sont 40 prévenus différents, 40 carrières de délinquants débutants ou chevronnés. Et puis, après tout, comment son passé de joueur pourrait-il me permettre de savoir à coup sûr comment il va tirer son penalty aujourd’hui?
Pourtant, je vais devoir prendre une décision immédiatement: partir à gauche ou à droite, à mi-hauteur ou à raz de terre. Incarcérer ou pas. Etre sévère ou modéré. Ne pas choisir c’est être battu à coup sûr, et d’ailleurs cela m’est interdit, ce serait un déni de justice.
Peut-être vais je partir du bon côté et bloquer son tir. Ma décision se sera donc révélée, rétrospectivement, la bonne: laissé libre, il ne recommencera pas. Mis en prison, il ne s’y suicidera pas. Ou alors, ce sera le contre-pied parfait: j’ai choisi de partir à droite, et il a tiré à gauche. Je l’ai emprisonné, il s’est suicidé le lendemain à la maison d’arrêt ou y a tué un codétenu; je l’ai laissé libre, et il a braqué une supérette en sortant de l’audience. Pourtant, rien dans son comportement ne laissait envisager ce qui s'est passé. Alors, après le match, on commentera le tir dans la presse, au besoin le club réunira une commission d’enquête qui, bien calée dans un confortable fauteuil, regardera les bandes vidéos et me fera la morale sur le mode “mais voyons, vous n’avez pas vu son pied pivoter un dixième de seconde avant le tir, c’est pourtant évident, il vous a piégé, vous êtes donc mauvais, il faut vous sanctionner”. La présidente du club ira de son petit couplet fidèlement relayé par la presse. Certes, eux connaissent le résultat du match, mais moi, qu’avais-je au moment du tir à part mes gants et mon intuition?
Le meilleur gardien du monde n’a jamais arrêté tous les penaltys, et le meilleur juge du monde n’empêchera jamais la récidive d’un condamné ou le suicide en prison d’un autre.
Mes obligations de gardien des libertés sont les suivantes: m’entraîner toujours, me perfectionner et respecter les règles de la partie judiciaire. Si j’y manque, j’engage ma responsabilité. Mais on ne peut vouloir me sanctionner pour avoir plongé à droite, alors que le tireur a finement masqué son intention de tirer à gauche.
Pourtant, si je n’arrête aucun tir ce soir, quelle sera mon avenir? On me fera doucement rétrograder comme deuxième ou troisième gardien. Je ne jouerai plus les matchs les plus importants: fini la Ligue des champions, bienvenue en CFA2. Adieu l’anti-terrorisme, bonjour l’exécution des peines. Le FC Kourdekass ne s’intéressera pas à moi, le Sporting Club de Framboisy me gardera dans ses rangs jusqu’à la retraite.
Mais ça, c’est transparent pour le public, qui préférerait me voir pendu à ma barre transversale avec les filets afin de payer pour la faute qu’on m’impute (mais quelle faute?).
Jusqu’ici, pour comprendre la difficulté du métier de gardien des libertés, nous avions des présidents de club certes inégaux, mais dont l’autorité reposait sur l’expérience, le sens politique et la connaissance de l’acte de juger. Aujourd’hui, il y a à la tête du club une supportrice braillarde, toujours prête à dénigrer les joueurs du moment que cela lui permet de passer à la télé.
Alors aujourd’hui, ça suffit. Si ma présidente de club est si douée (que mille coupes d’Europe soient portées à ses lèvres), qu’elle descende sur le terrain et prenne ma place.
De même, s’il y a parmi les téléspectateurs de TF1 ou les commentateurs du Figaro.fr quelqu’un qui est capable de prédire l’avenir de chaque délinquant, je lui offre mon salaire, mes gants et mon maillot à simarre. Sinon, je n’exige qu’un peu de respect.
Notes
[1] Revers de soie ou de satin qui descend de chaque côté de la robe, de l'épaule au bas de la robe, qui distingue la robe de magistrat de la robe d'avocat, qui n'a pas de simarre.
Commentaires
1. Le jeudi 23 octobre 2008 à 19:54 par Tigrou_bis
2. Le jeudi 23 octobre 2008 à 20:00 par Ck
3. Le jeudi 23 octobre 2008 à 22:34 par michel
4. Le jeudi 23 octobre 2008 à 23:27 par Loop
5. Le vendredi 24 octobre 2008 à 13:11 par Laurent V.
6. Le vendredi 24 octobre 2008 à 19:27 par Alex
7. Le samedi 25 octobre 2008 à 00:37 par raven-hs
8. Le samedi 25 octobre 2008 à 17:49 par Alex
9. Le lundi 27 octobre 2008 à 13:48 par FilouBilou
10. Le jeudi 30 octobre 2008 à 00:39 par Maitre Yogi
11. Le vendredi 31 octobre 2008 à 15:01 par hatonjan