Le piratage privé n'est-il VRAIMENT pas légal en France ?
Par Eolas le mercredi 8 décembre 2004 à 18:24 :: Commentaire judiciaire :: Lien permanent
J'émettais alors un avis très critique de ce jugement, lui annonçant une fin prochaine sous les fourches caudines de la cour d'appel de Montpellier.
Toutefois, je me dois de signaler un commentaire laudateur de ce jugement fait par un très auguste jurisconsulte, le Professeur Jacques Larrieu, qui enseigne le droit de la propriété intellectuelle à l'université de Toulouse I, publié au Recueil Dalloz, publication ô combien plus prestigieuse que mon blog (qui a toutefois la vertu d'être accessible à moindre frais).
Le Professeur Larrieu, lui, approuve vigoureusement ce jugement (l'Université Toulouse I aurait-elle une connexion haut débit ?) qui, confirme-t-il, consacre pour la première fois en France l'exception de copie privé au pénal.
Il reprend les motifs du jugement, que je cite dans mes billets précités, en les approuvant tous, en concluant qu'il ressort de cette décision que c'est un système de licence légale qui est mis en place, l'auteur recevant une contrepartie pour l'exercice de l'exception de copie privée, fondée sur la redevance perçue sur la vente de supports destinés à l'enregistrement, dont les CD-ROM (mais pas les disques durs). Or en l'espèce, le prévenu était poursuivi pour avoir gravé 488 films sur CD-ROM, et non pour le téléchargement de ces films en tant que tel.
L'hypothèse du téléchargement sur le seul disque dur, sans gravage sur un support soumis à redevance entre néanmoins dans cette exception selon cet auteur, le téléchargeur étant seulement débiteur d'une rémunération envers l'auteur, et non pas contrefacteur.
En revanche, pour l'auteur, "celui qui met à disposition des internautes dans le cadre du P2P ou autrement, des oeuvres copiées sans autorisation favorise un usage collectif qui exclut l’exception de copie privée" et constitue le délit de contrefaçon.
L'auteur conclut sur le débat sous tendu dans la question actuelle du téléchargement, et que je soulevais moi même dans mes billets : faut-il exiger que la source de la copie soit licite ? Pour le Professeur Larrieu, la réponse est non. Ce serait selon lui ajouter à la loi , ce qui est toujours dangereux, surtout quand on fonde des poursuites pénales sur un tel ajout. Il cite plusieurs décisions étrangères ayant statué sur ce problème dans un sens favorable aux internautes, notamment la Cour fédérale du Canada le 31 mars 2004 et la Cour d'appel fédérale du 9e circuit des Etats Unis, cette dernière ayant rédigé l'attendu suivant qui va remplir d'aise beaucoup d'amateurs du MP3 et du DivX :
"L'introduction de nouvelles technologies est toujours déstabilisante pour les vieux marchés, et en particulier pour ces titulaires de droits dont les oeuvres sont vendues par des canaux de distribution bien établis. Toutefois, l'histoire enseigne que le temps et les forces du marché aboutissent souvent à un équilibre entre les intérêts en jeu, que la technologie concernée soit le piano mécanique, le photocopieur, le magnétophone, le magnétoscope, l'ordinateur personnel, l'appareil de karaoké ou un lecteur MP3. Aussi est-il avisé pour les tribunaux d'agir avec prudence avant de bouleverser les théories de la responsabilité dans le but de traiter certains abus spécifiques du marché, en dépit de leur apparente importance actuelle".
C'est la voix de la sagesse, semble-t-il.
Cela dit, nonobstant le respect que j'éprouve pour le Professeur Larrieu, je vais camper sur ma position défavorable à ce jugement, renforçant uniquement les réserves dont j'ai assorti cette opinion : elle n'engage que moi et les Conseillers de la cour d'appel de Montpellier vont peut être m'infliger un démenti cinglant, dont je tirerai le plus grand profit le jour où je défendrai un amateur de cinéma et du P2P ayant décidé de réunir ses deux passions.
Pourquoi cette obstination, hormis ma haine secrète des P2Pistes et ma volonté de flatter bassement les majors afin d'obtenir leur clientèle ?
Voici les critiques que j'adresse à ce commentaire.
Affirmer que l'exception de copie est consacrée par ce jugement me semble crier victoire trop tôt. Le tribunal correctionnel de Vannes a statué en sens contraire le 29 avril 2004, et l'affaire est entre les mains de la cour d'appel de Rennes. Le débat est ouvert.
Affirmer qu'un système de licence légal existe fondé sur la redevance de l'article L.311-1 du Code de la propriété intellectuelle excluant la contrefaçon me paraît là encore aller trop loin. Cet argument ne résiste pas à l'analyse.
La redevance de l'article L.311-1 ne crée pas une exception au délit de contrefaçon : ce serait ajouter à la loi, ce qui est toujours dangereux, ce n'est pas moi qui le dit. Il crée une taxe parafiscale qui sert à subventionner la création artistique française et uniquement française, comme je l'ai déjà dit.
Dire aux auteurs de Matrix ou du Seigneur des Anneaux (le film) que l'on peut télécharger leur oeuvre librement en France car un droit est perçu sur les CD-ROMs qui vont recevoir les copies, droit qui ne leur sera pas reversé mais servira à rémunérer les auteurs d’œuvres françaises est au mieux se moquer du monde (et au pire du plus pur nationalisme).
Une licence légale digne de ce nom doit rémunérer équitablement tous les artistes, sans discrimination. Équitablement signifie que Peter Jackson avec ses trois films sur le Seigneur des Anneaux recevrait bien plus qu'Igor SK avec les Gaous par exemple. L'exclusion pure et simple du cinéma américain pour ne citer que cet exemple quand on sait la part qu'il représente dans le volume des oeuvres cinématographique et sa part de marché au niveau des entrées (et au niveau du téléchargement) serait d'une hypocrisie sans nom s'il s'agissait effectivement d'un système de licence légale.
Autre faiblesse de ce raisonnement : seuls ceux qui achètent des CD-ROMS pour y graver des films acquittent ladite redevance. Ceux qui les conservent sur leur disque dur ne la payent pas (cas d'une personne qui télécharge, regarde, puis efface, le film). Ceux qui achètent des CD-ROMs pour y graver leurs archives personnelles ou professionnelles acquittent la redevance sans utiliser le droit de copie. Il n'y a pas corrélation entre ceux qui réalisent les copies et ceux qui payent le coût de la redevance, ce qui est une violation du principe constitutionnel d'égalité devant les charges publiques.
Affirmer comme le fait le Professeur Larrieu que celui qui ne télécharge que sur disque dur reste débiteur d'une rémunération à l'auteur sans commettre une contrefaçon, c'est ne pas tirer les conséquences légales de ses constatations, comme le dit la cour de cassation : porter une atteinte aux droits patrimoniaux de l'auteur en effectuant une représentation ou une reproduction de l’œuvre non autorisée est la définition même de la contrefaçon. Dès lors que la redevance n'est pas payée, l'exception issue de la prétendue licence légale ne peut plus être invoquée. La dette dont parle le professeur Larrieu s'appelle des dommages-intérêts ; le fait générateur en est le délit de contrefaçon.
Enfin, sur la question "Faut-il que la source de la copie soit elle même licite ?", ma position diffère radicalement d’avec celle de Jacques Larrieu.
D’abord, ce n’est pas un point de vue isolé : d’autres professeurs de droit l’ont exprimé : MM. Caron et Robin, dans leur commentaire sous la décision du tribunal correctionnel de Vannes (pour les juristes : TGI Vannes, 29 avril 2004, comm. com. électr. 2004, p.27, n°86 ; Légipresse n°215, octobre 2004, 180s.), qui estiment logique que le caractère illicite de la source contamine la copie.
J’ajouterai pour ma part que la copie privée, qui n’est qu’une exception valable que si elle ne porte qu’une atteinte limitée aux droits de l’auteur, doit s’entendre uniquement de la copie réalisée pour convenance personnelle du propriétaire de la source (copies d’un CD pour écouter dans la voiture et au bureau, l’original restant à la maison, montage des meilleurs moments d’un film, capture d’une image pour la modifier sous Photoshop, par exemple pour se faire figurer aux côtés d’Humphrey Bogart dans Casablanca…). Tous ces actes, anodins en apparence, impliquent bien des reproductions d’une œuvre sans l’accord de l’auteur. Le premier porte atteinte à ses intérêts puisqu’il n’a vendu qu’un CD là où il aurait pu en vendre trois. C’est là le domaine de la copie privée, puisque ces copies ne sortent pas du cadre strictement privé du copiste et partent d’une source licite.
De même, admettre comme le fait Jacques Larrieu que celui qui met à disposition sur l'internet une oeuvre pour téléchargement commet indiscutablement le délit de contrefaçon mais affirmer que celui qui la télécharge en connaissance de cause n'en commet pas une, c'est oublier qu'en ce cas, il s'agirait d'une autre infraction de droit pénal, le délit de recel de contrefaçon, qui est plus sévèrement réprimé que la contrefaçon elle même (le contrefacteur encourt trois ans d'emprisonnement et 45.000 euros d'amende, le receleur 5 ans d’emprisonnement et 375.000 euros d’amende). Il y a de toutes façons contamination par le caractère illicite, que le téléchargeur ne peut ignorer puisque tout téléchargement provient nécessairement d’une contrefaçon.
A tout prendre, si on veut défendre le P2P, il vaut mieux choisir la qualification de contrefaçon.
Voilà pourquoi je reste sur ma position que le jugement du tribunal correctionnel de Rodez est critiquable et qu’il ne devrait pas survivre à l’appel du ministère public.
Et que je répète qu’il ne s’agit que d’une opinion personnelle, je puis parfaitement me tromper. Ca ne m’est jamais arrivé mais statistiquement c’est possible (à lire d’un air suffisant)…
Blague à part, ce jugement est incontestablement une base trop fragile pour affirmer que désormais le P2P est légal et s’y livrer à TCP/IP perdu. La prudence exige de rester sur « A priori, c’est illégal ». Seule la Cour de cassation aurait l’autorité suffisante pour établir solidement cette interprétation du droit.
Commentaires
1. Le jeudi 9 décembre 2004 à 17:32 par Philippe
2. Le jeudi 9 décembre 2004 à 18:46 par zid
3. Le jeudi 9 décembre 2004 à 22:54 par zid
4. Le vendredi 10 décembre 2004 à 10:21 par lmpo
5. Le vendredi 10 décembre 2004 à 22:29 par zid
6. Le samedi 11 décembre 2004 à 00:36 par Blackshack
7. Le samedi 11 décembre 2004 à 16:41 par emiboot
8. Le samedi 11 décembre 2004 à 19:37 par BugMaster
9. Le samedi 11 décembre 2004 à 21:26 par Blackshack
10. Le dimanche 12 décembre 2004 à 18:46 par bistouri
11. Le lundi 13 décembre 2004 à 03:18 par Dagg
12. Le mardi 14 décembre 2004 à 02:08 par Dagg
13. Le mardi 14 décembre 2004 à 09:27 par stef
14. Le mardi 14 décembre 2004 à 15:47 par hodj
15. Le mardi 14 décembre 2004 à 16:24 par Test
16. Le mardi 14 décembre 2004 à 16:36 par Test
17. Le mardi 14 décembre 2004 à 19:47 par briaeros007
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21. Le vendredi 14 janvier 2005 à 14:17 par nounours
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23. Le jeudi 10 mars 2005 à 17:56 par Schloren
24. Le lundi 2 mai 2005 à 11:48 par Serj